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Universidade Federal de Santa Maria
Voluntas, Santa Maria - Florianópolis, v. 15, n. 1, e87684, 2024
Submissão: 04/07/2024 • Aprovação: 02/08/2024 • Publicação: 13/08/2024
2 « FAUTES » et « ERREURS » DE SCHOPENHAUER
4 LA VOLONTÉ COMME « ESPÈCE DE CONNAISSANCE ET RIEN DE PLUS »
5 LA VOLONTÉ DE PUISSANCE EST-ELLE UNE ESPÈCE DE CONNAISSANCE ?
Estudos Schopenhauerianos
Nietzsche et « la grande erreur fondamentale de Schopenhauer »
Nietzsche and Schopenhauer’s “great fundamental error”
IUnivesité libre de
Bruxelles, Brussels, Belgium
RESUMO
Le Fragment 47[5], datant de 1879, constitue un point aveugle dans la recherche sur Nietzsche. Ce texte est pourtant capital pour saisir le fond de la critique de la philosophie schopenhauerienne, dans la mesure où Nietzsche y dévoile ce qu’il nomme la « grande erreur fondamentale de Schopenhauer » qui, selon lui, réside dans une fausse compréhension du rapport entre la « volonté » et la « connaissance ». La comparaison de ce fragment avec d’autres permet d’une part de souligner que Nietzsche est en désaccord non seulement avec les conclusions de la philosophie schopenhauerienne (pessimisme, attitude ascétique face à la vie, éthique de la compassion), mais aussi avec son fondement, la primauté métaphysique de la volonté sur la connaissance. Nous suggérons, d’autre part, que le concept plus tardif de volonté de puissance chez Nietzsche peut précisément être compris comme une réponse critique à cette idée schopenhauerienne d’une subordination du connaître au vouloir qui ne sont, pour Nietzsche, que deux aspects différents de ce même rapport de forces appelé « volonté de puissance ».
Palavras-chave: Volonté et connaissance; Erreur fondamentale; Critique
ABSTRACT
Fragment 47[5], dating from 1879, is a blind spot in Nietzsche scholarship. Yet this text is crucial for understanding the heart of the critique of Schopenhauer's philosophy, insofar as Nietzsche reveals what he calls Schopenhauer’s “great fundamental error”, which, in his view, lies in a false understanding of the relationship between “will” and “knowledge”. By comparing this fragment with others, we can see that Nietzsche disagrees not only with the conclusions of Schopenhauer’s philosophy (pessimism, ascetic attitude to life, ethics of compassion), but also with its foundation, the metaphysical primacy of the will over knowledge. On the other hand, we suggest that Nietzsche’s later concept of the will to power can be understood precisely as a critical response to this Schopenhauerian idea of the subordination of knowing to the will, which are, for Nietzsche, merely two different aspects of the same balance of forces called the “will to power”.
Keywords: Will and knowledge; Fundamental error; Critique
Dans le Fragment 47[5][1], datant de 1879, qui se réduit à une seule phrase, Nietzsche écrit:
La grande erreur fondamentale de Schopenhauer consiste à ne pas avoir vu que l’appétit (la « volonté ») n’est qu’une espèce de connaissance et rien de plus. (Nietzsche, 1968, p. 431)[2]
Notre objectif est d’analyser en détail ce fragment qui n’a, à notre connaissance, fait encore l’objet d’aucun commentaire systématique. Il nous semble, toutefois, que celui-ci est essentiel pour saisir le fond de la critique de la volonté schopenhauerienne ainsi que le sens du concept de volonté de puissance chez Nietzsche. Avant de procéder à l’analyse du fragment, il convient de le replacer dans la période de l’œuvre nietzschéenne, selon la périodisation usuellement retenue[3]. Le Fragment 47[5] s’inscrit dans la période comprise entre la première édition d’Humain, trop humain (1878) et Aurore (1881). Lorsqu’il écrit ce fragment, Nietzsche se trouve dans ce que l’on nomme habituellement la période « positiviste »[4] de sa pensée. Il commence à prendre ses distances vis-à-vis de la métaphysique schopenhauerienne dont s’inspiraient largement ses premières réflexions. À la fin des années 1870, Nietzsche se détourne de la métaphysique et de l’esthétique pour se tourner vers les sciences de la nature. Le thème du fragment, à savoir le rapport entre la volonté et la connaissance, s’inscrit parfaitement dans ce moment charnière où s’effectue le passage des considérations sur l’art et la culture aux questions du fondement et des limites de la connaissance scientifique.
Le Fragment 47[5] présente trois aspects particuliers, qui semblent contraster avec d’autres passages du corpus nietzschéen, et qu’il s’agira donc d’interroger. La première est terminologique: l’emploi du terme Fehler pour signifier « l’erreur » constitue une exception terminologique chez Nietzsche, du moins dans sa critique de Schopenhauer. En effet, lorsqu’il dénonce les erreurs de celui qu’il nomme son « éducateur »[5], Nietzsche utilise habituellement le terme Irrthum. La question est de savoir si cette différence terminologique recouvre également une différence de sens. Autrement dit, il s’agit de déterminer si le terme Irrthum[6] renvoie à un autre type de critique que le terme Fehler. La deuxième particularité est herméneutique: Nietzsche reconduit sa critique générale de Schopenhauer, éparpillée dans de nombreux écrits, à une seule erreur fondamentale. Celle-ci jouera, comme nous le verrons, un rôle décisif dans le développement de la pensée de la volonté de puissance. La troisième particularité est conceptuelle: Nietzsche établit une équivalence étonnante entre la « volonté », concept central de la philosophie schopenhauerienne, et l’« appétit [Begehren] ».
Le but de cet article est d’analyser cette phrase et de montrer que la détermination de l’erreur fondamentale de Schopenhauer contribue de manière décisive au développement conceptuel de la volonté de puissance chez Nietzsche. Le présent article est divisé en quatre sections. Dans les trois premières, nous nous pencherons sur les trois particularités (terminologique, herméneutique et conceptuelle) du Fragment 47[5] mentionnées ci-dessus. Dans la quatrième section, il s’agira de déterminer dans quelle mesure Nietzsche intègre la critique du concept schopenhauerien de la volonté exprimée dans le Fragment 47[5] dans son propre développement conceptuel de la volonté de puissance.
2 « FAUTES » et « ERREURS » DE SCHOPENHAUER
Lorsqu’il s’attaque aux thèses centrales de Schopenhauer, Nietzsche utilise généralement le terme Irrthum. Il s’agit d’un substantif dérivé du verbe irren qui veut dire « être dans l’erreur » ou « se tromper ». Dans Schopenhauer éducateur (1874), Nietzsche déclare ne jamais avoir « trouvé de paradoxe chez lui [Schopenhauer], tout au plus, çà et là, une erreur [Irrthum] minime » (CI III, p. 585). Le poids que Nietzsche accorde aux « erreurs » de son éducateur, depuis la Troisième Considération inactuelle jusqu’au Fragment 47[5], est toutefois croissant. Cette pondération progressive des erreurs de Schopenhauer était déjà annoncée dans Humain, trop Humain (1878), où Nietzsche écrit qu’
à la base des célèbres théories de Schopenhauer sur la primauté du vouloir par rapport à l’intelligence, sur l’immuabilité du caractère, sur la négativité du plaisir – toutes théories qui, telles qu’il les entend, sont des erreurs [Irrthümer] –, on trouvera des notions de sens commun établies par des moralistes. (HH II, §5, p. 330. Nous soulignons)
Alors que dans Schopenhauer éducateur, Nietzsche cherchait encore à atténuer la critique adressée à son éducateur en ne lui reprochant que des « erreurs minimes », dans Humain, trop humain, l’adjectif « minime » disparait: les « theories » schopenhaueriennes sont qualifiées d’« erreurs » tout court. Partant des nuances terminologiques, on peut donc constater que le rapport à Schopenhauer est devenu de plus en plus critique chez Nietzsche entre 1874 et 1879. Cela ressort également du fait que Nietzsche entreprend un changement terminologique dans le Fragment 47[5]: il remplace le terme Irrthum par le terme Fehler [7]. Notons qu’il s’agit du seul et unique texte où Nietzsche utilise ce terme pour critiquer Schopenhauer[8]. Alors que le terme Irrthum est toujours lié à des « erreurs de raisonnement [Irrthümer der Vernunft] » (HH I, §27, p. 39), le terme Fehler est également utilisé dans d’autres contextes. Il peut en effet avoir la signification morale de « faute »[9] ou renvoyer à des moments d’égarement, parfois autobiographiques[10]. L’ « erreur » relevée dans le Fragment 47[5] semble toutefois ressembler, comme nous le verrons, à ce que Nietzsche nomme dans Humain, trop Humain II un « défaut de point de vue [Fehler des Standpunktes] » (HH II, §387, p. 464) et donc à une forme de manquement (etwas fehlt).
Nietzsche qualifie l’erreur de Schopenhauer non seulement de « grande », mais aussi de « fondamentale ». L’erreur relevée concerne le rapport entre la volonté et la connaissance en tant que « fondement » de la philosophie schopenhauerienne. Nietzsche met explicitement en évidence sur le plan typographique, par un trait d’union entre les termes Grund et Fehler, cette corrélation entre l’ « erreur » et le « fondement » de la pensée de son éducateur. L’« erreur fondamentale » se distingue des « erreurs » de raisonnement par le fait d’être en même temps l’origine d’autres erreurs qui, au §5 de la première partie d’Humain, trop Humain, cité plus haut, sont au nombre de trois: la primauté du vouloir par rapport à l’intelligence, l’immuabilité du caractère, et la négativité du plaisir. Au cours de l’analyse du Fragment 47[5], nous ne nous occuperons que de la première de ces trois erreurs, puisqu’elle est le plus étroitement liée à la critique nietzschéenne du concept de volonté chez Schopenhauer.
On peut donc retenir que, chez Nietzsche, la « grande erreur fondamentale » se distingue au moins formellement par son importance (« grand ») et par sa radicalité (« fondamentale ») des erreurs mises en valeur dans d’autres textes sur Schopenhauer. Mais en quoi consiste exactement cette erreur selon Nietzsche ?
Nietzsche présente la grande erreur fondamentale de Schopenhauer comme une observation ratée. Il lui reproche, en effet, de « ne pas avoir vu que l’appétit (la “volonté”) n’est qu’une espèce de connaissance et rien de plus [nous soulignons] ». La formulation de la critique n’est pas anodine: son cœur semble en effet se trouver dans la tournure « ne pas avoir vu ». Il s’agit moins de condamner une observation erronée qu’une observation manquée ou ratée. Aux yeux de Nietzsche, Schopenhauer est passé à côté d’un élément fondamental dans son analyse de la volonté, à savoir qu’il est impossible d’accéder directement à la volonté par la conscience de nos mouvements corporels. Pour Nietzsche, le vouloir est en effet un phénomène physio-psychologique complexe, dont le mécanisme interne ne se révèle pas directement au sens interne. L’extrait de texte suivant, tiré du Gai Savoir, illustre ce point:
Schopenhauer semble n’avoir jamais tenté une analyse de la volonté, parce que, semblable à chacun, il croyait à la simplicité et à l’immédiateté de tout vouloir:— alors que le vouloir [Wollen] n’est autre chose qu’un mécanisme si bien monté [eingespielter Mechanismus] qu’il échappe presque au regard de l’observateur. (GS, Livre troisième, §127, p. 1043).
Cette comparaison nietzschéenne de la volonté avec un « mécanisme si bien monté » mérite d’être commentée. Notons, tout d’abord, que cette comparaison apparaît dans plusieurs textes de Nietzsche[11]. L’expression « bien monté [eingespielt] » indique que la volonté n’est pas une réalité autonome, mais qu’elle doit être pensée dans un rapport actif avec les parties d’un même mécanisme. Ce que l’homme appelle volonté et qu’il assimile à tort à une puissance causale simple ressemble, à y regarder de plus près, en effet à une espèce de mécanisme automatique composé de stimuli concurrents dont le plus fort cause l’action. Les détails du mécanisme derrière ce qu’il nomme naïvement sa volonté ne sont jamais tout à fait saisissables pour l’homme, dans la mesure où le « mécanisme de l’événement » accomplit un « subtil travail aux centaines de nuances » (GS, §127).
On pourrait donc dire que Nietzsche étaye sa critique de la volonté schopenhauerienne, fondement métaphysique du devenir, par des arguments mécanistes[12]. Il estime que Schopenhauer pense la volonté de manière encore trop naïve. S’il n’était pas tombé dans le même piège que ses prédécesseurs[13] qui ont tous « cru » à la volonté comme au principe des actions humaines, il aurait vu que la notion de volonté est trompeuse et que derrière ces actions se cache en réalité une multiplicité d’opérations psycho-physiologiques qui échappent à l’œil de l’observateur. Schopenhauer aurait dû être psychologue pour le reconnaître, mais il est resté métaphysicien jusqu’à la fin. C’est là que réside précisément sa « grande erreur fondamentale ».
Trois éléments typographiques du Fragment 47[5] mettent clairement en évidence cette critique nietzschéenne de la volonté comme le principe de nos actions: le mot volonté est placé entre guillemets et entre parenthèses ; il est aussi relégué au second rang d’un synonyme du terme « appétit [Begehren] ». Les deux premiers éléments ne nécessitent aucune explication supplémentaire: Nietzsche utilise le terme « volonté » comme une métaphore déficiente, comme un concept en décalage avec la réalité qu’il est censé représenter. En revanche, l’assimilation radicalement anti-schopenhauerienne de l’appétit et de la volonté mérite d’être analysée de plus près.
Les termes de volonté et d’appétit apparaissent souvent ensemble chez Nietzsche. Le terme « appétit » se présente le plus souvent en relation avec l’idée d’une aspiration « imbécile » (FP 1884, 25 [159], p. 68) et d’un désir « aveugle » (FP 1873, 29 [73], p. 392), attributs que Schopenhauer donne à la volonté de vie (Wille zum Leben). En 1887, Nietzsche décèle chez son éducateur une « conviction profonde du règne de l’appétit [Herrschaft der Begierde] (Schopenhauer disait “volonté” ; mais rien n’est plus caractéristique de sa philosophie que l’absence de la “volonté” dans celle-ci […]) » (FP 1887, 9 [178], p. 97-98)[14]. Quelques années plus tôt, Nietzsche avait également noté qu’« une pensée de Spinoza était restée accrochée au cœur de Schopenhauer: savoir que l’essence de chaque chose serait appetitus et que cet appetitus consisterait à persévérer dans l’existence »[15] (FP 1881, 11[74], p. 326). Cette identification de l’appétit à la volonté apparaît également dans d’autres textes[16] de Nietzsche et remonte elle-même à Spinoza[17]. Notons, à cette occasion, que l’on peut observer des parallèles, dont l’analyse dépasserait toutefois le cadre de cet article, entre les critiques des conceptions schopenhauerienne et spinozienne de la réalité chez Nietzsche.[18]
Pour Nietzsche, établir un rapport de synonymie entre l’appétit et la volonté est un moyen efficace d’attaquer la pensée schopenhauerienne sur le plan terminologique. Il s’agit pour lui de montrer que la volonté symbolise les processus physio-psychologiques de l’organisme humain et qu’il ne correspond en aucun cas à une substance métaphysique. Chez Schopenhauer, la volonté exprime en effet plus qu’une action: elle est « l’être en soi de toute chose dans le monde et l’unique cœur de tout phénomène »[19]. Elle englobe davantage que les appétitions humaines qui ne sont que l’une de ses nombreuses manifestations. Dans le second tome du Monde comme volonté et représentation (1844), Schopenhauer note en effet que la volonté « se manifeste sous la forme de l’effroi, de la crainte, de l’espérance, de la joie, du désir [Begierde], de l’envie, de l’affliction, de l’ardeur, de la colère, de la fureur »[20]. Tous ces affects (ou « passions ») se rapportent à la volonté de la même façon qu’une espèce se rapporte à son genre. Dans le Fragment 47[5], Nietzsche semble, d’une part, placer la volonté dans un rapport de synonymie avec l’appétit et, d’autre part, établir un lien de subordination de la volonté à la connaissance.
Le Fragment 47[5] met en valeur l’idée selon laquelle la volonté n’est pas autre chose que l’appétit et la connaissance pour Nietzsche. Rien ne nous autorise, par conséquent, de considérer celle-ci comme une réalité indépendante et supérieure vis-à-vis de ceux-là. En 1876, Nietzsche écrit en effet que nous ne pouvons « plus penser le plaisir, la douleur, l’appétit [Begehren], séparés de l’intellect » (FP 1876, 23 [80], p. 454). Il faut, bien au contraire, penser la volonté comme opérant conjointement avec la connaissance. Une séparation nette entre ces mouvements internes de l’homme reviendrait à retomber dans une psychologie des facultés[21] que Nietzsche veut éviter à tout prix. Mais alors, que veut-il dire lorsqu’il nomme la volonté une « espèce de connaissance » ? La volonté et la connaissance doivent-elles être comprises, à l’instar de Spinoza[22], comme deux expressions d’un même principe ou désignent-elles deux réalités différentes chez Nietzsche ?
4 LA VOLONTÉ COMME « ESPÈCE DE CONNAISSANCE ET RIEN DE PLUS »
Dans le Fragment 47[5], Nietzsche caractérise la volonté comme une « espèce de connaissance et rien de plus ». Selon lui, la volonté n’est pas plus que la connaissance, puisqu’il n’existe pas, à proprement parler, de différence substantielle entre vouloir et connaître, dans la mesure où ces deux termes désignent seulement des moments particuliers d’un même rapport de forces physio-psychologiques. Nietzsche formule donc une double critique à l’encontre de la volonté schopenhauerienne: celle-ci n’est pas seulement assimilée à la connaissance (« rien de plus »), mais même subordonnée (« espèce de ») à elle. Cette critique n’est pas anodine et répond au « Supplément 19 » du Monde comme volonté et représentation qui porte le titre de « Du primat de la volonté dans la conscience de soi ». Une lecture attentive de ce chapitre montre que Schopenhauer a été le premier à déceler une « erreur fondamentale » chez ses prédécesseurs. Cette
erreur fondamentale [Grundirrthum] que tous les philosophes ont commise, et en vertu de laquelle ils ont postulé que la pensée était l’élément essentiel et primaire de la soi-disant âme […] la plaçant toujours en première position, ils l’ont fait suivre de la volonté qui lui fut alors ajoutée au titre d’un simple produit de la pensée et d’un élément seulement secondaire. […] Ainsi, parce que cette erreur fondamentale des philosophes transforme en quelque sorte l’accident en substance, elle les égare dans un dédale d’où ils ne peuvent plus sortir. (MVR II, chap. 19, p. 1471)
L’utilisation schopenhauerienne de l’expression « erreur fondamentale » pour désigner la conception erronée de la volonté en philosophie demande à être mis en regard avec la « grande erreur fondamentale » du Fragment 47[5]. Selon Schopenhauer, l’erreur fondamentale commise par ces prédécesseurs, cet « énorme πρῶτον ψεῦδος » (MVR II, chap. 18, p. 1460), c’est-à-dire cette « première erreur », consiste à subordonner la volonté à l’intelligence, c’est-à-dire de considérer l’intelligence comme l’élément ontologique premier. Le geste schopenhauerien consiste à renverser ce rapport en faveur de la volonté. Pour expliquer la présence universelle de la souffrance dans le monde, thème central de la philosophie schopenhauerienne[23], il faut nécessairement considérer l’intelligence comme un accident de la volonté aveugle. La déconstruction nietzschéenne de la volonté comme « espèce de connaissance et rien de plus » va à l’encontre non pas tellement de cette désubstantialisation de l’intelligence mais avant tout de cette ré-substantialisation schopenhauerienne de la volonté qui en découle.
Il s’ensuit que, pour Nietzsche, la solution que Schopenhauer apporte à l’« erreur fondamentale » des philosophes n’est elle-même qu’une « erreur fondamentale ». Schopenhauer aurait, à ses yeux, simplement remplacé une thèse métaphysique par une autre, sans remettre en question le fait même d’énoncer des thèses métaphysiques. La distinction métaphysique entre la volonté et la connaissance est une grande erreur fondamentale du fait que toutes les autres parties de la philosophie de Schopenhauer, en particulier l’éthique, en dépendent[24]. Le pessimisme de Schopenhauer, contre lequel Nietzsche luttera ensuite avec son concept de volonté de puissance, est la conséquence logique de la métaphysique de la volonté, dont le principe fondamental est la distinction entre vouloir et connaître. Éviter cette distinction ontologique, c’est également éviter de sombrer dans le pessimisme métaphysique[25].
C’est, en effet, parce que le monde est la manifestation non pas d’un Dieu miséricordieux mais d’une volonté aveugle et insatiable, causant la souffrance universelle, que Schopenhauer pense qu’il doit nécessairement être qualifié de mauvais[26]. Cette première conclusion pessimiste est suivie d’une conclusion éthique: parce que le monde est mauvais, l’homme doit nier – par un mélange de pitié universelle et d’ascétisme individuel – le principe qui le gouverne, c’est-à-dire la volonté de vie. Nietzsche arrivera à des conclusions diamétralement opposées à celle de son éducateur. Rien de surprenant à cela, puisqu’il juge fausse la distinction métaphysique entre la volonté et la connaissance, dont le pessimisme et l’éthique schopenhaueriens ne sont que les suites logiques. Le fait que la philosophie nietzschéenne emprunte la voie opposée à celle de Schopenhauer est donc lié au fait que Nietzsche donne une autre réponse à la question fondamentale du rapport entre la volonté et la connaissance. Pour Nietzsche, vouloir, sentir, penser n’ont pas lieu à des niveaux ontologiques différents, comme c’est encore le cas chez Schopenhauer: il s’agit plutôt de trois termes désignant des moments différents d’un même rapport de forces[27] nommé « volonté de puissance ».
Le Fragment 47[5] montre donc clairement que Nietzsche considère déjà comme fausse cette prémisse de la philosophie schopenhauerienne selon laquelle il y aurait une différence substantielle entre le connaître et le vouloir. Autrement dit, Nietzsche n’est pas seulement en désaccord avec les nombreuses conclusions[28], notamment le pessimisme métaphysique et l’éthique de la compassion, qui découlent de cette différence et contre lesquelles il écrira toute sa vie: son désaccord se situe en réalité déjà au niveau du fondement de la philosophie schopenhauerienne.
Dans la section suivante, nous nous demanderons si ce que Nietzsche déclare dans le Fragment 47[5] à propos de la volonté, à savoir qu’elle est une « espèce de connaissance et rien de plus », s’applique également à la « volonté de puissance ». En d’autres termes, nous voulons déterminer si la grande erreur fondamentale de Schopenhauer est abolie par le concept de volonté de puissance ou si Nietzsche, bien au contraire, tombe dans le même piège que son éducateur en donnant lui-même une tournure métaphysique à ce concept.
5 LA VOLONTÉ DE PUISSANCE EST-ELLE UNE ESPÈCE DE CONNAISSANCE ?
Le concept de « volonté de puissance » est plus ancien que le Fragment 47[5]. M. Montinari souligne en effet que « l’expression “Wille zur Macht” apparait pour la première fois » (MONTINARI, 1996, p. 167) en 1876-1877 dans le Fragment 23[63]. Au début, la volonté de puissance n’est pas conçue par Nietzsche comme une réponse directe à la volonté de vie schopenhauerienne. Cela change en 1882 lorsqu’il écrit: « [v]olonté de vie ? Là où elle se manifeste, je n’ai jamais rencontré que volonté de puissance » (FP 1882, 5 [1], p. 202). En 1888, Nietzsche répond indirectement au Fragment 47[5] en comparant la volonté de puissance avec la volonté (schopenhauerienne) et l’appétit (Begehren):
la « volonté de puissance » est-elle une sorte [Art] de « volonté » ou identique au concept de « volonté » ? cela veut-il dire quelque chose comme désirer [begehren] ? ou commander ? est-ce la « volonté » dont Schopenhauer dit qu’elle est l’ « en-soi des choses » ? (FP 1888, 14 [121], p. 91)[29]
Selon Nietzsche, la volonté de puissance ne correspond pas à un vouloir subjectif à proprement parler ; thèse que son éducateur approuve également. Pourtant, Nietzsche dissocie explicitement son concept de volonté de puissance de la volonté de vie schopenhauerienne[30]. Il est intéressant de noter que dans le fragment de 1888 cité plus haut, Nietzsche ne pose pas la question du rapport entre la volonté de puissance et la connaissance, décisive pour l’interprétation du Fragment 47[5]. Si la volonté (schopenhauerienne) est définie comme une « espèce de connaissance », cela ne vaut-il pas également pour la « volonté de puissance » ? Autrement dit, y a-t-il chez Nietzsche, pour faire référence au célèbre texte de Heidegger, une « doctrine de la volonté de puissance comme connaissance » (Cf. Heidegger, 1939) ?
La connaissance et la volonté de puissance sont des concepts qui apparaissent souvent ensemble chez Nietzsche. Nous pouvons retrouver, dans ses fragments posthumes, au moins deux documents intitulés « volonté de puissance comme connaissance [Wille zur Macht als Erkenntniss] »[31]. La volonté de puissance est comparée à une connaissance particulière du monde. Le concept de connaissance reçoit chez Nietzsche une définition nouvelle à la fin des années 1880: « [v]olonté de puissance comme connaissance: ne pas “connaître”, mais schématiser, imposer au chaos assez de régularité et de formes pour satisfaire à nos besoins pratiques » (FP 1888, 14 [152], p. 116). La notion de connaissance a, tout comme la notion de volonté de puissance, avant tout une valeur pratique chez Nietzsche. La volonté et la connaissance ne sont pas considérées comme des facultés humaines[32] mais comme des interprétations qui, selon Nietzsche, sont des « appréciations d’après une perspective particulière [perspektivische Schätzungen], grâce auxquelles nous nous maintenons en vie, c’est-à-dire en volonté de puissance […] » (FP 1885, 2 [108], p. 120)[33]. La volonté de puissance, tout comme la volonté de vie schopenhauerienne, est considérée comme s’affirmant soi-même. Nous nous maintenons dans la volonté de puissance, c’est-à-dire dans la vie lorsque nous l’affirmons conséquemment. Alors que chez Schopenhauer cette affirmation naturelle de la volonté par elle-même vise à être transformée en son auto-négation pour des raisons sotériologiques, chez Nietzsche, l’auto-affirmation de la volonté revêt une valeur positive et libératrice. W. Müller-Lauter souligne en effet que ce à quoi Nietzsche veut aboutir, « c’est que les créateurs de valeurs à venir se comprennent comme volonté de puissance » (Müller-Lauter, 1998, p. 141). « Comprendre », « interpréter », « connaître » sont donc à considérer comme des termes exprimant chez Nietzsche une instance de la volonté de puissance, conçue elle-même comme un rapport de forces. La volonté de puissance « interprète » (FP 1885, 2 [148], p. 141) le monde. Si toute connaissance est interprétation[34] et que toute interprétation est un rapport de forces[35], la volonté de puissance peut être définie comme une « espèce de connaissance ».
Or n’est-elle « rien de plus », comme il est écrit dans le Fragment 47[5], qu’une « espèce de connaissance » ? Cela dépend de la façon dont on comprend le terme « espèce ». La volonté de puissance ne peut être comprise comme une « espèce de connaissance » que si le mot « espèce » ne signifie pas une subordination ontologique à la connaissance comme son genre. Inversement, cela signifie que si l’on définit la volonté de puissance comme « plus » qu’une simple « espèce de connaissance », ce « plus » ne peut pas impliquer une supériorité ontologique. Car si la volonté est plus que la connaissance sur le plan ontologique, si elle correspond à la réalité ultime ou chose en soi, comme cela semble[36] être le cas chez Schopenhauer, on retombe dans le piège métaphysique d’une explication absolue et figée du monde que Nietzsche veut précisément éviter.
On pourrait donc dire que la volonté de puissance est une espèce de connaissance dans la mesure où elle est l’occasion d’une perspective universelle sur la réalité. Or proposer une perspective sur le tout n’est pas la même chose que proposer une perspective totale. Une perspective totale n’est pas à proprement parler une perspective. C’est en ce sens que la volonté de puissance n’est pas à comprendre comme la perspective la plus vraie mais comme la plus puissante. Selon W. Müller-Lauter, chez Nietzsche,
le seul critère de vérité d’une interprétation de la réalité consiste à savoir si elle est capable de s’imposer contre d’autres interprétations, et dans quelle mesure elle en est capable. Chaque interprétation a autant de légitimité qu’elle a de puissance. (Müller-Lauter, 1998, p. 93)
S’il existait une perspective plus puissante, plus profitable à la vie, la perspective de la volonté de puissance devrait nécessairement lui céder le pas. Or il ne peut pas y avoir de perspective plus puissante que la volonté de puissance, dans la mesure où celle-ci correspond à un dépassement constant, à un « toujours plus » de puissance. Chez Nietzsche, la volonté de puissance est donc une connaissance spéciale (« espèce ») du monde, celle précisément qui accroît le pouvoir.
Nous avons montré dans cet article que le Fragment 47[5] fait exception dans les nombreux textes que Nietzsche consacre à Schopenhauer. Ce premier reproche à son éducateur – pour la première et dernière fois dans son œuvre – d’avoir commis une « grande erreur fondamentale » qui consiste à « ne pas avoir vu » le vrai rapport entre la volonté et la connaissance. Ce rapport, à la différence de ce que pensait Schopenhauer, n’est pas inégal: la volonté et la connaissance ne sont que deux moments différents d’une même réalité que Nietzsche appelle « volonté de puissance ». Il est apparu que la volonté de puissance peut aussi être comprise comme une « espèce de connaissance », sous réserve d’assimiler cette connaissance à l’interprétation la plus puissante de la réalité. En fin de compte, la « grande erreur fondamentale de Schopenhauer » relevée dans le Fragment 47[5] peut être qualifiée de fondamentale à double titre: elle a trait d’une part à la distinction métaphysique entre la volonté et la connaissance comme fondement du système schopenhauerien et sert, d'autre part, elle-même de fondement à la pensée de la volonté de puissance nietzschéenne.
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Contribution à la paternité
1 – Tom Bildstein
PhD student at the Université libre de Bruxelles
https://orcid.org/0009-0005-7349-6128 • tom.bildstein@ulb.be
Contribuição: rédaction et première ébauche
Comment citer cet article
Bildstein, Tom. Nietzsche et « la grande erreur fondamentale de Schopenhauer ». Voluntas Revista Internacional de Filosofia, Santa Maria - Florianópolis, v. 15, n. 1, e87684, 2024. Disponível em: https://doi.org/10.5902/2179378687684. Acesso em: dia mês abreviado. ano.
[1] Les Fragments posthumes (désormais « FP ») seront cités dans l’édition des Œuvres philosophiques complètes, texte et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, publiés chez Gallimard.
[2] „Der große Grund-Fehler Schopenhauers liegt darin, nicht gesehen zu haben, daß das Begehren (der “Wille”) nur eine A r t des Er k e n n e n s und gar nichts weiter ist”. La traduction française du fragment est celle de Rovini (1968) et modifiée comme suit : nous traduisons große Grund-Fehler de manière littérale par « la grande erreur fondamentale » au lieu de traduire par « la grande, la capitale erreur ». Notons que le terme Begehren n’a pas été traduit de manière uniforme dans la recherche sur Nietzsche. Dans sa traduction anglaise du Fragment 47[5], Handwerk (2013) utilise le terme desire (p. 427). Burnham (2015) propose quant à lui de rendre Begehren par coveting (p. 204). Dans la traduction italienne du Fragment 47[5] par Giametta et Montinari (1967), nous trouvons le terme « brama » (p. 384). Dans la mesure où, chez Nietzsche, le terme Begehren n’est pas un concept technique, cela ne fait pas de grande différence que l’on traduise par « appétit », « désir » ou « convoitise », pour autant que l’on comprenne ces termes comme désignant à chaque fois une aspiration déterminée – et non une « pulsion aveugle », comme c’est le cas chez Schopenhauer.
[3] Andreas-Salomé (1984) a été la première à introduire une distinction entre trois périodes dans l’œuvre nietzschéenne. Chaque période couvre à ses yeux une décennie : la première a duré de 1868 à 1878, la deuxième de 1878 à 1888 et la troisième de 1888 à la mort de Nietzsche en 1900. Selon Jaspers (1950), qui reprend cette distinction périodique, « [l]a première (jusqu’en 1876) est le temps de la croyance respectueuse dans la culture et le génie. La deuxième (jusqu’en 1881) est le temps de la foi positiviste dans la science et l’analyse critique. La troisième (jusqu’à la fin de 1888) est le temps de la nouvelle philosophie » (p. 49). Cette subdivision en périodes est utile en ce qu’elle permet de mieux justifier les apparentes contradictions dans l’œuvre nietzschéenne : celles-ci n’apparaissent en fait que si l’on s’accroche à l’idée d’une pensée immuable et unique chez Nietzsche.
[4] On peut retrouver l’expression « période positiviste » chez Cordonnier (2007, p. 25). Benoist (2006, p. 312), parle quant à lui d’un « moment positiviste » dans la vie de Nietzsche. Ce vocabulaire se trouve aussi, bien auparavant, dans la partie « La jeunesse de Nietzsche » du grand livre en six volumes de Andler (1920-1931), véritable référence (certes très ancienne) en France.
[5] Nietzsche intitulera « Schopenhauer éducateur » (1874) la troisième de ses Considérations inactuelles.
[6] Voir HH II, §5, p. 330 ; CI III, p. 585 et FP 1878, 30 [9]. Les œuvres de Nietzsche seront cités dans l’édition de la Pléiade parue chez Gallimard en 2000 pour le tome I et en 2019 pour le tome II. Elles seront abréviées comme suit : HH I/II (Humain, trop Humain) ; GS (Le Gai Savoir) ; CI I/II/III/IV (Considérations inactuelles) ; A (Aurore). Dans le cas de PBM (Par-delà bien et mal), nous utiliserons la traduction de P. Wotling (2000).
[7] Pour rendre compte de la différence terminologique entre les erreurs, on pourrait envisager, d’une part, de traduire Irrthum par « erreur » et, d’autre part, de rendre Fehler soit par « faute », « défaut » ou « manquement ».
[8] Conformément à une recherche dans le texte via la Digitale Kritische Gesamtausgabe Werke und Briefe (eKGWB) basée sur F. Nietzsche, Werke. Kritische Gesamtausgabe, éd. G. Colli & M. Montinari, Berlin/New York, De Gruyter, 1967.
[9] Cf. FP 1880, 3 [172], (1970, p. 383), où il est question de « fautes morales [moralische Fehler] ».
[10] Cf. FP 1878, 30 [1], (1968, p. 335): « [m]on erreur [Fehler] fut d’aller à Bayreuth avec un ideal: il me fallait ainsi connaître la plus amère deception ».
[11] Cf. HH I, §106, FP 1880, 1 [127], FP 1880, 8 [87], FP 1880, 3 [36], FP 1881, 11 [131], A §22, GS §127.
[12] Il convient toutefois de rappeler ici que cette affinité avec les hypothèses mécanistes ne dure que le temps de la période dite positiviste de la pensée nietzschéenne. Après 1881, Nietzsche se montrera à nouveau critique envers l’interprétation mécaniste de la réalité. C’est pourquoi, selon Fillon (2019, p. 594) on doit parler d’une « ambiguïté fondamentale à l’égard du mécanisme » chez Nietzsche.
[13] Dans un fragment tardif de 1888, Nietzsche écrira que « la volonté telle que la psychologie l’a jusqu’ici comprise est une généralisation injustifiée, que cette volonté n’existe absolument pas […] » (FP 1888, 14 [121], 1977, p. 91).
[14] Il s’agit de la traduction de Klossowski (1976), modifiée comme suit : au lieu de rendre Herrschaft der Begierde par « règne de la convoitise », nous traduisons par « règne de l’appétit » dans le but de rester cohérent avec la traduction du Fragment 47[5]. Nous avons, en outre, décidé de ne pas suivre Klossowski dans la traduction de la parenthèse. Celui-ci écrit que la notion de volonté aurait été absent dans la philosophie schopenhauerienne, ce qui est une thèse tout à fait absurde. Si l’on se réfère au texte original allemand, Nietzsche écrit non pas que la « notion de volonté » mais que la « volonté » même y fait défaut.
[15] Nietzsche songe certainement ici à Ethique III, proposition IX, scolie, où Spinoza écrit : « L’appétit n’est donc rien d’autre que l’essence même de l’homme, et de la nature de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa conservation » (coll. Pléiade, p. 422).
[16] Voir CI II § 1, CI IV §9, FP 1880, 5 [45], FP 1882, 5 [1], FP 1887, 11 [114] et FP 1888, 14 [121].
[17] Dans Éthique III, proposition IX, scolie, Spinoza avance en effet la thèse selon laquelle la volonté et l’appétit ne sont que deux manières différentes de décrire le même « effort (conatus) ». La différence réside dans le rapport à l’esprit et au corps. Alors que la volonté désigne, selon Spinoza, le rapport du conatus à l’esprit seul, l’appétit correspond pour lui au rapport du conatus au corps et à l’esprit.
[18] Rotter (2019), relève le fait qu’« [e]n se confrontant à la doctrine schopenhauerienne de la volonté de vie, Nietzsche formule déjà des critiques qu’il élaborera dans les années 1880 à l’égard de Spinoza et du darwinisme contemporain et au moyen desquelles il se démarquera de la tradition du principe moderne d’autoconservation » (p. 70). Le §349 de GS V (p. 1137) présente un condensé de cette critique du « dogme spinoziste », du « darwinisme », de la « conservation de soi » et de la « volonté de vie » schopenhauerienne.
[19] Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, I, (2009, p. 276). Nous soulignons. Ce texte sera abrégé ci-après par « MVR I ».
[20] Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, II, (2009, p. 1482). Ce texte sera abrégé ci-après par « MVR II ».
[21] Selon Montebello (2001) Nietzsche aurait pensé « que la faculté, qu’on appelle volonté psychologique, n’existe pas, qu’elle est un fait complexe » (p. 34). PBM §19, (p. 65) est une référence centrale pour la critique nietzschéenne des préjugés que les philosophes ont à l’égard de la volonté. Il y écrit notamment que la volonté est « quelque chose qui n’a d’unité que verbale […] » et que « c’est justement l’unité du mot qui abrite le préjugé du peuple » à l’égard de la volonté.
[22] Cf. Spinoza, Éthique II, proposition XLIX, démonstration, op. cit., p. 405 : « Donc la volonté et l’entendement sont une seule et même chose ».
[23] Malter (1991), a sans doute été le premier à interpréter la philosophie schopenhauerienne comme un système sotériologique.
[24] Dans l’introduction de De la volonté dans la nature (1836), Schopenhauer désigne lui-même la distinction métaphysique entre la volonté et la connaissance comme le « dogme fondamental [Grunddogma] de ma doctrine » et comme « la pensée principale [Hauptgedanke] conditionnant toutes les autres parties de ma philosophie » (De la volonté de la nature, p. 191. Nous traduisons).
[25] Il serait faux d’affirmer que Nietzsche s’oppose à toute forme de pessimisme : dans GS, Livre cinquième, §370, il se prononce certes contre le « pessimisme romantique » de Schopenhauer et de Wagner, mais se montre favorable à un « pessimisme de l’avenir », qu’il décrit comme un « pessimisme dionysiaque » (p. 1169).
[26] Au chapitre 46 de MVR II, Schopenhauer qualifie notre monde du « pire des mondes possibles » (p. 2060) dans le but de s’opposer directement à la Théodicée de Leibniz.
[27] Franck (1998) pense que « cette conjonction répétée du vouloir, du sentir, du penser […] [ne désigne] rien d’autre que la force elle-même » (p. 212). Quelques pages plus loin, il écrit: « La trinité “penser, sentir, vouloir” ne renvoie donc plus à des facultés distinctes […] mais est propre à la force en tant que telle » (p. 219). Montebello (2001) pense que l’« [o]n reproduit indéfiniment la même erreur lorsqu’on cherche des causes extérieures à la sensation, à la pensée et à la volonté, au lieu d’en faire l’expression d’un fait interne, d’un rapport de forces » (p. 81).
[28] Selon Haar (1998), « le nom de Schopenhauer finit par représenter et symboliser tout ce qu’il [Nietzsche] veut dépasser » (p. 125). Haar énumère au moins treize éléments de la pensée schopenhauerienne – dont le concept de volonté – contre lesquels Nietzsche lutte avec sa philosophie. Haar présente ces treize éléments comme équivalents. Or nous avons montré, au moyen de notre analyse du Fragment 47[5], qu’il y a des erreurs plus fondamentales que d’autres et que la distinction métaphysique entre la volonté et la connaissance est la « grande erreur fondamentale » de Schopenhauer.
[29] On notera qu’Hémery traduit ici le terme « Art » par « sorte » et non par « espèce ».
[30] Même Heidegger, qui dans l’ensemble s’est peu occupé de Schopenhauer, sépare explicitement la volonté de puissance de la volonté de vie schopenhauerienne. Selon Heidegger, « il ne suffit pas [non plus] de comprendre le concept nietzschéen de volonté comme pure et simple inversion [Umkehrung] de celui schopenhauérien » (Heidegger, 1971, p. 39).
[31] Cf. FP 1888, 14[93], p. 67 et FP 1888, 14 [152], p. 116. On remarquera que, sans raison apparente, Hémery traduit la même expression d’une part par « volonté comme mode de connaissance » (p. 67) et d’autre part par « volonté comme connaissance » (p. 116).
[32] Decher (1984), résume en disant que « [l]a volonté de puissance ne peut pas être comprise comme un vouloir subjectif » (p. 40).
[33] Franck (1998), souligne à juste titre qu’il y a une « intellectualité du vouloir » chez Nietzsche « qui ne signifie finalement rien d’autre que son caractère perspectif […] » (p. 215).
[34] Cf. GS, livre troisième, §110, p. 1030 : « L’intellect au cours d’énormes intervalles de temps n’a engendré que des erreurs; quelques-unes de ces dernières se révélèrent utiles et propres à la conservation de l’espèce ».
[35] En 1885, Nietzsche formulera cette idée comme suit: « l’interprétation est un moyen en elle-même de se rendre maître de quelque chose » (FP 1885, 2 [148], p. 141). Cette idée de « se rendre maître de quelque chose » est proche de la notion de « commandement » que Nietzsche utilise souvent pour parler de la volonté. Dans PBM §19, il souligne en effet que « [d]ans tout vouloir, on a affaire purement et simplement à du commandement et de l’obéissance […] » (p. 67).
[36] Cette interprétation radicale de la thèse centrale du MVR, selon laquelle la volonté et la chose en soi seraient identiques, était encore largement soutenue à l’époque de Nietzsche, mais elle a été remplacée depuis par une interprétation plus attentive au texte, qui met en évidence les nombreux passages dans lesquels Schopenhauer souligne explicitement que la connaissance de la volonté n’est pas censée livrer la contre-preuve parfaite à la doctrine kantienne de l’inconnaissabilité de la chose en soi. Schubbe (2012), fait en effet la distinction chez Schopenhauer entre une chose en soi « relative » et une chose en soi « absolue » (p. 418).