Réhabiter l'école à l'Anthropocène : apports de la mésologie pour un nouveau regard sur les conditions de travail enseignant

 

 

 

Valérie Melin https://periodicos.ufsm.br/reveducacao/article/download/71504/63428/405192

Université de Lille, Lille, França

valerie.melin@univ-lille.fr

 

Carolina Kondratiuk https://periodicos.ufsm.br/reveducacao/article/download/71504/63428/405192

Gis Le Sujet dans la Cité Sorbonne Paris Nord, Brasil/França

carolinakondratiuk@hotmail.com

 

Recebido em 11 de outubro de 2023

Aprovado em 29 de março de 2024

Publicado em 13 de maio de 2024

 

RÉSUMÉ

Plus qu'une nouvelle ère géologique étudiée dans le champ des sciences naturelles, compte tenu du changement climatique et de l’ensemble des impacts de l'activité humaine sur la planète, l'Anthropocène s'avère être un apport conceptuel fertile pour la production de connaissances en sciences humaines et sociales, notamment dans le champ des sciences de l'éducation et la formation. Dans ce contexte, cet article s'intéresse à l'Anthropocène avec le double objectif d'identifier les enjeux que le concept soulève dans la sphère éducative, notamment en ce qui concerne les conditions de travail enseignant, et de proposer de nouveaux outils théoriques susceptibles de contribuer à la prise en charge de ces enjeux. Pour ce faire, il s'appuie sur une recherche menée selon les références théoriques et méthodologiques de la recherche biographique en éducation, intitulée « Conditions de travail des enseignants et promotion de la santé globale à la lumière du concept de "permaculture humaine" : analyse et propositions pour répondre aux enjeaux de l'Anthropocène dans une institution du lien ». Après avoir brièvement retracé les origines et les débats autour de la notion d'Anthropocène et constaté la nécessité d’y recourir pour penser l'éducation autrement, l'article aborde les reconfigurations de l'espace à l'époque contemporaine, avec leurs incidences sur l'espace de l'école, pour proposer enfin le concept de soi mésologique. Issu de la mésologie, celui-ci s'avère être un outil théorique puissant pour répondre à l'urgence de transformations profondes du rapport à soi, à l'autre et au monde naturel et social qui est au cœur des défis anthropocéniques et de leurs impacts sur le milieu scolaire, qui peut être ré-habité comme une institution de liens.

Mots-clés : Anthropocène ; conditions de travail enseignant ; soi mésologique.

 

Introduction

Accompagnant l'hypothèse selon laquelle nous vivons une nouvelle ère de l'histoire planétaire, appelée l'Anthropocène[1] , la prise de conscience croissante des impacts de l'action humaine sur le système terrestre - qui affectent non seulement le monde naturel, mais aussi toutes les formes de vie sur la planète, y compris les sociétés humaines - nous invite à renouveler notre approche de l'institution éducative. Plus qu'une ère géologique étudiée dans le domaine des sciences naturelles, l'Anthropocène s'avère être une notion extrêmement fertile pour la production de connaissances en sciences humaines et sociales, notamment dans le domaine de l'éducation. Elle nous confronte aux signes, déjà perceptibles dans le présent, des transformations accélérées des des différents contextes qui pendant l'Holocène ont garanti les conditions nécessaires à la vie sur la planète ; en même temps, elle nous place devant de profondes incertitudes quant aux conditions de vie des générations futures. En tant qu'éducateurs plongés dans ce schéma d’insécurité et de rupture avec l'illusion moderne de la linéarité, nous sommes appelés à (re)penser le rôle de l'éducation elle-même. Face au changement climatique et à l’ensemble les transformations résultant de l'activité humaine qui menacent les conditions de vie sur la planète, l'enseignement des contenus scientifiques sur le changement climatique et les programmes d'éducation à l'environnement visant le développement durable sont importants mais insuffisants. Une véritable transformation de nos pratiques éducatives est nécessaire, afin qu'elles accompagnent et favorisent les changements dans nos manières d'exister et de cohabiter sur la Terre avec les autres êtres vivants.

Dans ce contexte, cet article s'intéresse à l'Anthropocène avec le double objectif d'identifier les enjeux que le concept soulève en éducation, notamment en ce qui concerne les conditions de travail enseignant, et de proposer des outils conceptuels susceptibles de contribuer à la prise en charge de ces enjeux. Pour ce faire, il s'appuie sur une recherche menée selon les références théoriques et méthodologiques de la recherche biographique en éducation (DELORY-MOMBERGER, 2014). Afin de contribuer à un nouveau regard sur les dimensions individuelles et collectives des défis de l'Anthropocène, la recherche en question entreprend une réflexion ontologique en vue de dépasser la vision dichotomique qui conçoit le sujet comme séparé de l'environnement, clivage fondamental qui nous a conduits au point critique où nous nous trouvons actuellement. Pour ce faire, elle utilise la théorie de la mésologie, un champ de la biologie qui étudie les relations entre les environnements et les organismes, pour tenter de comprendre à nouveaux frais l'école en tant qu'institution de liens. Le défi d'habiter l'environnement éducatif d'une nouvelle manière exige un examen des dimensions écologiques des établissements scolaires et la prise en compte des interdépendances qui façonnent indissociablement la vulnérabilité et le pouvoir d'action de leurs acteurs. Ce n'est que sur cette base qu'il sera possible d'agir dans et avec l'environnement scolaire en tant qu'hétérotopie (Foucault, 2004), en tissant l'école comme une institution durable attentive à la fois aux besoins individuels et à l'économie de l'ensemble.

L'article est organisé en quatre parties : dans la première, la recherche est présentée dans ses aspects théoriques et méthodologiques. Ensuite, après avoir brièvement rappelé les origines du concept d'Anthropocène dans les sciences naturelles et ses développements dans les sciences humaines et sociales, l'article aborde les questions et les ouvertures qu'il ouvre dans le domaine des sciences de l’éducation. Pour répondre à la nécessité de repenser l’école à l’ère de l’Anthropocène, les troisième et quatrième parties développent des réflexions théoriques sur, d'une part, les reconfigurations de l'espace à l'époque contemporaine, avec leur impact sur l'espace de l'école ; et d'autre part, les apports de la mésologie à la constitution d'une ontologie fondée sur le concept de soi mésologique. Ce dernier s’avère être un outil théorique puissant pour relever les défis qui affectent les conditions de travail enseignant à l'ère de l'Anthropocène. Au cœur de ces défis, comme nous le verrons, se trouve le besoin urgent de transformations profondes dans la relation à soi, à l'autre et au monde naturel et social. Pour y répondre, la re-signification de l'école comme milieu, au sens mésologique du terme, apparaît comme une voie extrêmement prometteuse.

 

1. Aspects théoriques et méthodologiques de l’étude

La présente recherche s'inscrit dans le cadre du projet international « Éducation, récit et santé », faisant partie de l'ensemble des études regroupées sous le titre général « Restaurer la Polis avec le vivant », menées par le GIS Le Sujet dans la Cité Sorbonne Paris Nord Campus Condorcet, réseau international de recherche dédié à la production de connaissances à la lumière du paradigme biographique (DELORY-MOMBERGER, 2017 ; JANNER-RAIMONDI, 2022). Réalisée par des chercheurs du GIS Le Sujet dans la Cité Sorbonne Paris Nord-Campus Condorcet et de l'Université de Lille, France, la recherche s'inscrit dans la continuité du chantier visant à « penser à nouveaux termes le sujet et la cité » (DELORY-MOMBERGER, 2023), inauguré lors de deux manifestations scientifiques : le séminaire international  « GIS Le Sujet dans la Cité Sorbonne Paris Nord-Campus Condorcet : un réseau national et international de recherche biographique en éducation », qui s'est déroulé au Brésil du 05 au 09 septembre 2022, à l'Université de l'État de Bahia, et le colloque international « Le paradigme du biographique à l'ère de l'Anthropocène », qui s'est déroulé en France du 14 au 16 février 2023, à la Maison des Sciences de l'Homme Paris Nord.

Intitulée « Conditions de travail des enseignants et promotion de la santé globale à la lumière du concept de "permaculture humaine" : analyse et propositions pour répondre aux enjeaux de l'Anthropocène dans une institution du lien », la recherche vise à revisiter la théorie de la permaculture, développée par David Holmgren (2017) en lien avec l'environnement naturel, pour l'étendre à la notion de permaculture humaine, en tant qu'éthique et manière de voir le monde. En observant et en transposant les dynamiques naturelles de la permaculture à l'analyse de la société, l'étude qui se subdivise en trois grandes étapes vise à mettre en évidence les défis et les possibilités qui émergent à la lumière du concept de permaculture humaine, concernant les conditions du travail enseignant au cœur de l'école.

La première étape consiste à identifier les principes fondateurs de la théorie de la permaculture et les concepts opérationnalisés dans ses pratiques, puis à analyser les possibilités de sa transposition dans le champ des sociétés humaines et, plus spécifiquement, dans le contexte des institutions éducatives. Une revue de la littérature dans de multiples champs disciplinaires vise à : dans un premier temps, mettre en évidence les tentatives de théoriser les sociétés humaines de manière écosystémique et de les relier aux concepts qui déterminent la santé globale, pour ensuite intégrer des contributions non occidentales sur les interrelations entre nature et société, en particulier celles des cultures indigènes d'Amérique latine (VIVEIROS DE CASTRO, 2002). Il s’agit d'établir ainsi un lien sensible entre les connaissances scientifiques et la sagesse des peuples originaires du continent américain.

Après cette première phase théorique, actuellement en cours, une recherche de terrain sera menée dans des établissements scolaires en France et en Amérique latine. Des observations, des entretiens d'explicitation et des entretiens de recherche biographique (DELORY-MOMBERGER, 2014) seront menés auprès d'enseignants et de directeurs d'établissements où des projets éducatifs à visée écologique sont mis en œuvre. Il s'agira d'analyser si et comment la prise de conscience des enjeux écosystémiques, qui mettent en évidence l'interdépendance entre la biocénose et le biotope, d'une part, et entre les êtres vivants, d'autre part, peut donner lieu à de nouvelles pratiques realtives à l'environnement humain et social que constitue l'école. Toujours dans le cadre du travail de terrain, nous tenterons d'identifier l'existence de formations dédiées aux enjeux écosystémiques. L'identification de ces espaces nous permettra d'étudier le choix des formateurs, le contenu des cours et le public cible. Des entretiens seront également menés avec les formateurs et les professionnels impliqués afin d'élucider leurs motivations et leurs attentes, ainsi que l'impact de la formation sur leur conception et leur pratique du métier d'enseignant. Enfin, la troisième et dernière phase de la recherche sera consacrée à la systématisation des données afin de soutenir la formulation de propositions de projets relatifs aux conditions de travail des enseignants à l'ère de l'Anthropocène.

Le concept de permaculture se référant à l'origine à des pratiques visant à créer des environnements agricoles durables et résilients, sa transposition dans le champ des sciences humaines nécessite l'élaboration d'un socle ontologique, que la permaculture présuppose mais qu'elle n'explicite pas. Dans le processus de systématisation d'une base théorique sous-jacente aux pratiques à la fois innovantes et ancestrales de la permaculture, la question de l'espace est un thème incontournable. Pour l'aborder, nous nous sommes tournés vers le domaine de la mésologie, qui fournit des indications importantes sur la relation constitutive réciproque entre le sujet et l'environnement. Cet article présente les résultats de cette étude. Comme nous le verrons, la compréhension de la dimension ontologique des reconfigurations de l'espace, rendues possibles par le recours à la mésologie, offre des contributions pertinentes à la recherche de nouvelles manières d'habiter les espaces institutionnels dédiés à l'éducation à l'ère de l'Anthropocène.

 

2. Anthropocène : les origines du concept et son impact sur les sciences de l'éducation

Vous êtes venus ici et vous avez établi votre emprise sur tout (...), mais apprenez à vos enfants à marcher doucement sur la terre, apprenez-leur à aimer cette brise de la montagne et à reconnaître le vol de l'aigle, parce que si vous n'apprenez pas cela, un jour vous vous réveillerez plongés dans vos propres déchets.

Leader indigène Seattle

 

Le terme Anthropocène a été proposé au début des années 2000 par le géochimiste Paul Crutzen, suite à l'hypothèse que la planète entrait dans une nouvelle ère géologique. Alors que l'Holocène avait été caractérisé par une relative stabilité de la composition de l'atmosphère terrestre et par une stabilité climatique qui avait permis à l'homme de se sédentariser et de développer l'agriculture, la nouvelle catégorisation du temps planétaire repose sur l'identification d'une série de phénomènes qui sont autant de marques de l'action de l'homme sur la planète : changements dans la composition de l'atmosphère résultant des émissions humaines, dérégulation du cycle de l'azote, extinction de la biodiversité, surexploitation des ressources halieutiques, gestion de l'eau (CRUTZEN, 2002). Il faut noter que cette multiplicité constitue une rupture fondamentale avec les discussions environnementales qui avaient eu lieu jusqu'alors, essentiellement centrées sur la question du climat. Comme toute proposition de nouvelle catégorisation des temps géologiques, la notion d'Anthropocène fait l'objet d'une longue évaluation, toujours en cours, par la Commission internationale de stratigraphie. Son approbation dépend non seulement de la constatation de signes perceptibles et mesurables des impacts de l'action humaine sur la planète, mais aussi de l'établissement d'un point de départ scientifiquement accepté. Cependant, le potentiel déstabilisant de cette notion dépasse largement son simple aspect stratigraphique, de sorte que ses contributions à la compréhension du temps présent sont indépendantes de l'issue des discussions entourant la définition et l'approbation de la nouvelle ère géologique. En situant l'humanité comme une force géologique, la notion d'Anthropocène nous confronte à la rencontre entre l'histoire sociale de l'homme et l'histoire naturelle de la planète. Elle brouille ainsi les frontières disciplinaires et déstabilise la grande séparation entre sciences de la nature et sciences de l'homme (BEAU, LARRERE, 2018).

Dans le champ des sciences humaines et sociales, des débats fructueux remettent en cause le récit unificateur contenu dans l'idée abstraite de l'humanité comme agent des transformations planétaires en cours. Fondées sur des articulations entre le local et le global, des lectures critiques dénoncent l'idée de l'humanité comme sujet unifié d'une histoire qui masque les responsabilités historiques des États et des populations qui ont fondé leur croissance économique sur l'exploitation prédatrice des ressources naturelles et humaines ; elles révèlent aussi que les conséquences néfastes de ces actions pèsent plus lourdement non pas sur leurs principaux agents, mais sur les groupes les plus vulnérables. Ces lectures remettent également en question le caractère anthropocentrique de la notion d'Anthropocène, ainsi que le caractère supposé inédit qui justifierait la classification d'une nouvelle ère géologique. Si les civilisations humaines ont toujours transformé leur environnement à une échelle significative, qu'y aurait-il de nouveau dans l'Anthropocène ? Philipe Descola (2018) apporte une précision importante sur ce point lorsque, dans sa conférence donnée en 2015 au colloque « Penser l'Anthropocène », il différencie les concepts d'anthropisation et d'Anthropocène. Le premier, qui désigne les transformations de l'environnement résultant de l'action humaine, accompagne en fait toute l'existence de l'humanité. Cependant, les effets systémiques globaux de cette action, qui marquent le cours de la Grande Accélération, caractérisent un scénario sans précédent. Situé à la croisée du temps long de l'histoire planétaire et du temps court des sociétés humaines, l'Anthropocène est essentiellement un moment de déséquilibre systémique et d'incertitude radicale quant aux conditions mêmes qui permettent la vie sur la planète Terre - pour ses habitants humains et non-humains.

Qu'il s'agisse de lutter contre la généralisation non critique de l'anthropos contenue dans le nom Anthropocène, ou de s'opposer à l'anthropocentrisme qui le caractérise intrinsèquement, des néologismes alternatifs ont été proposés et débattus. Capitalocène explicite l'origine des transformations en question dans le mode de production capitaliste qui, bien qu'il distribue inégalement la richesse dérivée de l'exploitation des ressources, prétend distribuer également le fardeau de la responsabilité à l'ensemble de l'humanité. Des positions divergentes tentent de définir le point d'origine de l'Anthropocène : au XVIe siècle, lorsque l'entreprise coloniale européenne a décimé la quasi-totalité des peuples indigènes du continent américain ; ou au XVIIIe siècle, avec le début de la révolution industrielle. Dans le même ordre d'idées, le nom anglocène souligne le caractère crucial d'un événement technique particulier : l'invention de la machine à vapeur en Angleterre (MALM ; HORNBORG, 2014). Le nom Thanatocène, en référence au dieu de la mort dans la mythologie grecque, évoque la puissance destructrice des impacts environnementaux des guerres et des inventions technologiques qui les accompagnent (BONNEUIL ; FRESSOZ, 2013). Sans prétendre présenter ici une revue exhaustive des termes, il est important de mentionner l'apport prospectif du Chthulucène (HARAWAY, 2016). Ce terme dérive d'une espèce d'araignée et trouve sa racine sémantique dans ktonis. En quête de réponses possibles à l'urgence multi-espèces actuelle, la philosophe et zoologiste place les êtres terrestres au centre du scénario, en lieu et place de l'anthropos, proposant une pensée en réseau. Au-delà des spécificités, ce qui ressort de cette variété terminologique est la reconnaissance que l'origine de l'Anthropocène ne réside pas dans l'humanité en général, mais dans un mode de vie, une vision du monde. Plus précisément, il s'agit des modes d'existence et des pratiques propagés autour du globe depuis l'Europe occidentale. Comme le résume Descola (2018), ceux-ci se caractérisent par une relation hostile entre l'homme et la nature, médiatisée par la technologie, basée sur une illusion fondamentale : celle de la nature comme source infinie de ressources pour une croissance infinie, à travers une amélioration technologique infinie.

Contrairement à l'abondante production de connaissances engendrée par l'avènement de l'Anthropocène dans les domaines philosophique, sociologique et anthropologique, les sciences de l'éducation ne semblent pas encore s'être éveillées à sa centralité. Dans l'élaboration des recommandations pour faire face aux défis de l'Anthropocène, l'accent est surtout mis sur les moyens d'action politiques, économiques, juridiques et technologiques. Mais comment une transformation radicale de nos façons de vivre ensemble sur la planète pourrait-elle être possible sans passer par l'éducation ? Selon l'approche interdisciplinaire de la recherche biographique en éducation, les êtres humains sont le produit d'une formation continue qui se déroule tout au long de leur vie et dans tous les espaces de leur existence. Les processus d'individuation, de subjectivation et de socialisation qui les constituent, de la naissance à la mort, se déroulent sur la base de leurs expériences individuelles et de leur histoire éducative, toujours inscrites dans des contextes socioculturels. Dans cette perspective, il est nécessaire de se demander ce que le besoin d'une transformation radicale de nos modes de vie requiert au niveau éducatif.

Wallenhorst et Pierron (2018), à la pointe des discussions sur les modalités éducatives possibles du vivre dans l’Anthropocène, misent sur l'éducation comme un instrument de changement anthropologique. En ce sens, ils délimitent la distinction fondamentale entre éduquer à l'Anthropocène et éduquer dans l'Anthropocène. La sensibilisation des élèves et des étutiants aux impacts environnementaux de l'activité humaine, la transposition didactique des connaissances scientifiques sur l'Anthropocène, l'éducation environnementale et l'enseignement visant l'innovation technologique en vue d'un développement durable constituent une éducation à l'Anthropocène. Cependant, la réponse éducative à la crise civilisationnelle à laquelle nous sommes confrontés ne peut se limiter à l'enseignement de contenus supplémentaires. L'éducation dans l'Anthropocène supose un changement paradigmatique.

Dans le vaste champ de recherche qui s'ouvre, des perspectives sur les fondements philosophiques et anthropologiques des pratiques éducatives se croisent et des analyses des institutions éducatives émergent, dans une tentative de renouvelemment de la pensée pédagogique qui ose aller au-delà des discussions actuelles centrées sur les méthodes et les contenus. Pour Wallenhorst (2020), penser l'éducation dans l'Anthropocène d'une manière véritablement nouvelle implique de dépasser les concepts éducatifs caractérisés principalement par une approche de développement individuel et alignés sur le néolibéralisme contemporain. Mais l'entreprise est un véritable défi, car si les diagnostics sur la criticité du moment sont précis, les propositions de solutions qui les accompagnent courent toujours le risque de rester dans un cycle de reproduction ou de continuité. Pour reprendre les termes d'Arnsperger, « l'humanité contemporaine est tellement perdue dans les chaînes de sa propre confusion qu'elle ne peut rien "préparer" sans reproduire une fois de plus les erreurs profondes de son passé en les projetant dans l'avenir. » (2018, p. 110). Selon Arnsperger, qui voit dans le rétablissement des liens avec les racines ancestrales indigènes une voie prometteuse pour une transformation effective, le changement des modes de production agricole peut être une source d'inspiration féconde pour renouveler l'acte éducatif. Dans ce sens, nous proposons dans cet article les premiers éléments de théorisation de l'arrière-plan théorique impliqué dans la pratique de la permaculture, en commençant par considérer les transformations dans la relation entre les sujets et l'espace. 

L'Anthropocène redéfinit le cadre d'interprétation à travers lequel nous comprenons la place des êtres humains dans leur relation avec la nature, avec les autres êtres, y compris les non humains, et avec eux-mêmes. Il représente une reconfiguration de l'espace qui accueille les êtres humains, les animaux et l'ensemble des formes de vie, mettant en lumière la coexistence et l'interdépendance qui nous lient à ce tissu et la finitude de tout ce que la modernité a signifié comme ressources. Pour apprendre à vivre dans un espace limité et à y cohabiter avec toutes les formes de vie, il faut des processus éducatifs capables d'accompagner les transformations anthropologiques que cet apprentissage présuppose (WALLENHORST ; PIERRON, 2018). Face à cette situation et dans le but de contribuer à un regard renouvelé sur les conditions de travail des enseignants dans l'Anthropocène, notre recherche s'attache à analyser les enjeux du rapport à l'espace à l'école, entendu comme une instituttion du lien. Il ne s'agit pas seulement de tenter de sensibiliser les acteurs concernés à l'interdépendance des êtres vivants dans le milieu naturel, de développer une conscience écologique, mais surtout de les éveiller à l'interdépendance qui caractérise également les espaces sociaux. Pour ce faire, il importe d'abord de mettre en lumière la relation entre espace et société dans le monde contemporain, car elle est révélatrice du type de rapport que les individus tissent avec le monde extérieur et l'altérité en général.

 

3. L'espace dans le monde contemporain

Pendant ce temps, l'humanité devient si absolument détachée de l'organisme qu'est la terre...

Ailton Krenak

 

Le monde contemporain se caractérise par la production d'un espace interchangeable, appelé « non-lieu » (AUGÉ, 1992). Augé distingue le « non-lieu », envisagé comme un espace de circulation, de consommation et de communication marqué par l'anonymat, défini surtout par sa fonctionnalité, inséparable d'une forme de standardisation et de déshumanisation, et le « lieu anthropologique », qui caractérise un espace où se lisent les inscriptions du lien social et de l'histoire collective. Ces inscriptions sont certes plus rares dans les espaces physiques marqués par l'éphémère et le passage. Cependant, si le binôme lieu/non-lieu est un instrument de mesure du degré de socialité et de symbolisation d'un espace donné, il ne doit pas être interprété comme l'expression d'une opposition entre des lieux matériels, car le lieu existe avant tout par la manière dont l'individu investit la spatialité. Dans un non-lieu, caractérisé par le transit et l'impossibilité de l'habiter, il n'y a pas d'appropriation singulière de l'espace ni de rencontre avec autrui. Le lieu anthropologique peut, au contraire, se définir comme « identitaire, relationnel et historique » (AUGÉ, 1992, p.100). L'individu l'intègre à son identité, il peut y trouver d'autres personnes avec lesquelles il partage des références sociales ou construit des références communes. Le concept de non-lieu s'inscrit dans une critique de nos sociétés mondialisées et essentiellement déracinées. En effet, les lieux éducatifs matérialisés dans nos écoles sont largement marqués par une approche plutôt fonctionnelle de l'espace et ne favorisent pas son appropriation subjective. Ainsi, les espaces d'apprentissage constituent des non-lieux dans la mesure où ils sont conçus pour optimiser les fonctions logistiques au détriment des fonctions pédagogiques. Dans la modernité tardive, il semble nécessaire de construire des espaces hétérotopiques afin de préserver le lieu anthropologique. Les espaces hétérotopiques sont définis comme

des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. (FOUCAULT, 2004, p.15)

L'idée d'hétérotopie est pertinente car elle réconcilie les deux dimensions de l'espace, à la fois la localisation et la mise en mouvement, la délocalisation qui autorise le déplacement et se manifeste à travers lui. L'hétérotopie permet la subversion d'un espace figé et réduit à sa dimension fonctionnelle, autorisant des déplacements créatifs qui permettent de réinvestir la valeur anthropologique du lieu.

Si l'espace de la modernité tardive est déshumanisé, il peut donc être récupéré et revitalisé, démontrant le pouvoir de l'individu à agir en tant qu'être spatial (LUSSAULT, 2017). L'approche théorique de Lussault présente une conception de l'existence humaine comme un défi spatial qui accompagne le défi du temps social de l'accélération. L'individu est appréhendé par la manière dont il organise son espace de vie au quotidien, ce qui n'est pas sans poser différents types d'enjeux spatiaux, qui combinent des dimensions naturelles, matérielles, sociales et symboliques. La première d'entre elles est la distance. Chaque jour, chaque individu doit réguler la distance qui le sépare des autres personnes, des objets et des non-humains. Le deuxième défi spatial est celui du positionnement, qui requiert la capacité de jouer avec différents contextes, indissociables de l'attribution d'un statut, non seulement pour éviter d'y être réduit, mais aussi pour préserver, dans la mesure du possible, une identité cohérente. Le troisième défi spatial concerne le franchissement de seuils, de barrières ou de frontières.

Les analyses de Lussault sur le rapport à l'espace dans la modernité tardive mettent également l'accent sur la notion d'ancrage. Son sens littéral évoque l'arrêt temporaire d'un navire dont la fonction est de se déplacer et de traverser la haute mer, sans repères fixes (LUSSAULT, 2017). Son usage métaphorique offre une nouvelle façon d'envisager l'habitat d'un être humain. Habiter ne signifie plus résider dans un lieu particulier à partir duquel on s'oriente, mais parcourir un espace de vie constitué d'une pluralité de lieux dans lesquels on s'ancre, où il est possible de s'arrêter parce qu'on y éprouve un sentiment d'appartenance. Dans une société de la mobilité (STOCK, 2019), les individus contemporains sont multi-ancrés. La généralisation de la mobilité comme pratique quotidienne dans les sociétés postmodernes n'élimine pas l'attachement aux lieux ni la construction de la territorialité, aux échelles individuelle et collective. C'est ce qu'exprime le concept d'habiter polytopique dans les sociétés  à individus mobiles (STOCK, 2006) : on peut habiter, c'est-à-dire s'approprier plusieurs lieux simultanément, malgré la mobilité, ou plutôt grâce à elle. L'habiter polytopique, qui désigne un habiter caractérisé par la pratique de lieux multiples, s'inscrit dans le processus d'allongement des chaînes d'interdépendances de la société contemporaine décrits par Elias (1991). La pratique de lieux multiples et la mobilité spatiale qu'elle implique ont un impact sur le rapport à soi, à l’autres et au nous : les identités personnelles (identité-Je), les altérités et les identités collectives (identités-Nous) se reconstruisent dans la pratique in situ, avec les rencontres et les interactions immédiates qu'elle suscite avec l’autre (ZASK, 2008).

 

4. Les contributions de la mésologie à la compréhension renouvelée du milieu éducatif

Dans les récits du monde où seul l'homme agit, cette centralité fait taire toutes les autres présences.

Ailton Krenak

 

L'analyse présentée jusqu'ici met en évidence la nécessité de dépasser une représentation de l'espace qui tend à l'objectiver, pour le penser dans la perspective de sa production subjective, ainsi que d'approfondir la question du lieu qui, dans la modernité tardive, prend des formes plurielles et conduit à une reconfiguration de l'habiter présupposant un travail particulier de la subjectivité. Le rapport à l'espace et le système d'interdépendances qu'il manifeste nous amènent à réfléchir aux liens entre l'intériorité subjective et l'extériorité à laquelle celle-ci est confrontée.

Le monde extérieur a donné lieu à de nombreuses définitions, qui ont fait l'objet de débats scientifiques et philosophiques, notamment dans le contexte actuel de l'Anthropocène, qui conduit à un questionnement renouvelé sur la relation que les êtres humains entretienent avec lui.  Nous proposons d'y réfléchir dans la perspective de la mésologie. Cette discipline s'intéresse moins au rapport à l'environnement naturel qu'au contexte ontologique des conditions d'existence. Elle interroge ainsi les rapports entre dedans et dehors, intériorité et extériorité, sujet et objet. La mésologie désigne l'étude du milieu, dont la signification met l’accent sur la centralité qu’il représante pour le vivant. D'un point de vue conceptuel, le milieu peut être clairement différencié de l’environement. Alors que l’environnement constitue un donné objectif extérieur au vivant et indépendant de lui, l'idée de milieu repose sur la réciprocité entre le vivant et son contexte d’existence. Ainsi le milieu n’existe pas en soi mais par une interprétation du vivant qui le reconnait et le constitue comme tel. Pour une espèce ou une culture particulière, le milieu représente « son » environnement, c'est-à-dire une réalité qui lui est spécifiquement appropriée. À une vision abstraite, objectivante et homogène de l’étendue terrestre se substitue donc la réalité concrète et multiple des milieux, qui ne sont pas universels et dont la réalité singulière ne cesse de se construire au fil contingent de l'histoire.

La mésologie a d'abord été l’apanage des biologistes, avant de retenir l'attention des sciences humaines et sociales grâce aux travaux du biologiste Jakob von Uexküll et du philosophe Tetsurö Watsuji[2], qui en ont réorienté la signification.  L'un des principaux concepts de l'approche phénoménologique d'Uexküll est l'Umwelt ou « monde propre », qui représente l'environnement sensoriel propre à une espèce ou à un individu. Chaque espèce tire un sens de son environnement, qui est à la fois physique et sémiotique, de telle sorte que, par ses interactions, elle le recrée, se forgeant un système de représentation et d'action. D'un point de vue phénoménologique, on peut alors distinguer l'environnement (Umwelt) de l'environnement (Umgebung). Selon Watsuji (2011), qui propose de dépasser la dichotomie entre le corps et son environnement, l'existence humaine est structurée à travers le "couplage dynamique entre l'individu et son milieu", milieu nécessairement social, à la fois écologique, technique et symbolique. L'homme est à la fois un animal, un corps individuel, et un corps « médial », éco-technico-symbolique, inséparable de  son milieu. L’un et l’autre sont en interaction dynamique, agissant l'un sur l'autre par la « médiance » qui rend compte de ce couplage ontologique. Le milieu est à la fois l’empreinte qui témoigne de l'incidence du sujet sur lui et la matrice à partir de laquelle le sujet se construit. Il ne peut être décrit que par une relationnalité qui conjointement fonde l'homme en tant que sujet, c'est-à-dire comme manifestation singulière du vivant. S’affirme ainsi dans le cadre de la mésologie non seulement la nécessité de l'environnement pour la survie, mais aussi et surtout la dimension essentielle du milieu qui manifeste le caractère éminemment relationnel de l'humain. En ce sens, la réalité proposée par le milieu n'est ni objective ni subjective, mais « trajective », indiquant par là une forme de déplacement qui fait exister les choses en fonction du rapport établi avec elles, « en tant que » pour un individu donné qui lui-même existe relativement à elles. La « trajectivité » indique le mouvement d'une « genèse réciproque », un « cheminement réversible » entre les termes qui composent le milieu, à mi-chemin entre le sujet et l'objet. Dépassant la triple dualité subjectif-objectif, naturel-culturel et collectif-individuel, le milieu participe aux deux pôles de ces dyades, et « sa dimension est celle des pratiques qui l’aménagent sans cesse » dans le cadre temporel passé-présent-possible.

Sur la base de ces analyses, Berque (2000) développe le concept d'écoumène, qui n’est pas réductible à la biosphère, puisqu'elle en émerge pour former l'ensemble des milieux humains lesquels s'incarnent en particulier dans les paysages. L'écoumène rend compte de la logique de coproduction du milieu par le sujet et du sujet par le milieu, illustrant ainsi le principe de réciprocité caractérisant le lien entre eux. Par ailleurs, l'environnement en tant qu'écoumène, en constituant pour l'individu un monde ambiant fait d'usages et d'émotions, de postures et d'expressions, n'est plus abordé comme un espace indifférent à l'affect, qui agirait par une influence causale conditionnant les corps, les esprits et les mœurs. Le nouveau concept de milieu ne tient pas seulement compte de la présence humaine, mais rejette surtout le déterminisme environnemental sous-jacent. Il s'agit d'un ensemble sensible, pratique et symbolique qui agit sur les individus comme ils agissent sur lui, selon des relations qui ne sont ni univoques ni mécaniques. L'écoumène reflète la relation existentielle entre les hommes et leurs lieux de vie.

L'approche mésologique nous amène à repenser la question de la construction du sujet individuel à l’aune du milieu qui le constitue et qu'il constitue. Pour ce faire, il convient d'abord analyser les processus d'individuation/subjectivation à partir du cadre théorique de la mésologie, c'est-à-dire comprendre ce que recouvre l'expression « soi mésologique », puis déterminer les critères selon lesquels la mésologie peut proposer de nouvelles approches du milieu éducatif. L'expression « soi mésologique » est utilisée pour « désigner un soi réinvestissant consciemment son milieu comme constitutif de son être et capable de réécrire avec lui un récit commun " (CHAKROUN ; LINDER, 2018, p. 284). En d'autres termes, à travers le soi mésologique, l'homme renoue avec son corps médial et reprend son dialogue avec lui. 

La perspective mésologique permet de renouer les liens entre deux couples de récits que la modernité, illustrée par la pensée cartésienne, a artificiellement séparés : celui de l'humanité et la nature ; celui de l'individu et son environnement. En tant que conceptualisation du sujet, le soi mésologique met ainsi l'accent sur la relationnalité qui le caractérise lorsqu'il est pensé par rapport à son milieu (CHAKROUN ; LINDER, 2018). De ce point de vue, le soi mésologique rejoint les thèses de la recherche biographique en éducation concernant la configuration du sujet. Dans le cadre théorique de la recherche biographique en éducation, le sujet se constitue par immersion dans un système d'interactions constantes dans lequel le « je » participe du jeu selon un flux continu : l’homme est le fruit d'une configuration et en est aussi partie prenante. Par sa position et son appartenance à une culture, par les liens qu'il établit, il est d’un certan point de vue dépositaire et révélateur de l'ensemble de la trame sociale. Néanmoins le soi mésologique met l'accent sur un aspect qui mériterait d'être approfondi : la question de l'habiter. Le soi mésologique prend en compte le lien vital entre l'homme et son milieu et se caractérise par une manière d'être au monde, faite d'accueil et de réceptivité, renouvelant le rapport à soi et à son milieu. Le soi mésologique relève d’une approche normative qui questionne le domaine de la valeur et de l'éthique. Il propose une forme de devoir être qui ne renvoie pas à la morale, mais à une attitude, une disposition fondée sur un ordre de valeur relative à la vie et à sa relation avec le milieu. Sa dimension normative se manifeste par une certaine conception de l'habiter que le soi mésologique présuppose, rompant avec le simple fait d'occuper un milieu sur lequel nous prenons appui sans y prêter attention véritablement, sans le considérer comme la fin en soi qu'il est en réalité, dans la mesure même où il nous constitue. Le moi mésologique se fonde sur l'expérience sensible, affective et spirituelle d'habiter de manière significative un espace-temps aux dimensions multiples.

Le rapport au monde de la modernité a coupé l’homme de la conscience du soi mésologique avec laquelle certaines pratiques, comme la permaculture, permettent de renouer, offrant la possibilité de « retrouver le sens du milieu par les sens, soit re-sentir enfin la médiance » (CHAKROUN ; LINDER, 2018, p.289). Le soi mésologique résulte d'un vécu, de l'expérience sensible d'exister à travers et par tout un maillage de relations avec le monde concret et rend possible une activité qui répond et s'harmonise avec ces liens et entrelacements. Dans ce contexte, habiter signifie un effort d'ajustement entre soi et son milieu, un processus de médiation qui ne peut être déterminé a priori, puisqu’il dépend de sa situation. Le processus d'individuation/subjectivation propre au soi mésologique repose donc sur un accordage, une mise en résonance avec le milieu qui lui permet de réinvestir son corps médial, en oeuvrant à l’habitabilité de l’espace commun pour tous les vivants qui le partagent. Le processus d'individuation/subjectivation inhérent au soi mésologique réinterroge le projet, qui lui est souvent associé, de maîtrise de l'individu sur lui-même et sur la nature ou ses environnements sociaux. Dans l'approche permaculturelle, on renonce à domestiquer l'environnement et à le soumettre pour restaurer un lien avec le milieu permettan une nouvelle sorte de prise qui, assumant le principe de l'imprévisibilité de ses effets, témoigne d’une transformation du rapport à soi par la reconnaissance de l'interdépendance et l'acceptation de sa vulnérabilité. Le soi mésologique est indissociable du renforcement du pouvoir d'agir, sous la forme d'une adaptabilité fondée sur la prise de conscience des caractéristiques d'un milieu et qui manifeste la capacité de se transformer, d'opérer des réorientations et des déplacements identitaires dont les incidences sur l'espace partagé vont offrir de nouvelles possibilités d'action et de manifestation.

Le soi mésologique, fortement désubstantialisé, se donne avant tout comme une ouverture au monde, présupposant le décentrement du soi qui rend possible les relations qui le constituent. Le couplage entre le sujet et son milieu est énacté, c'est-à-dire qu'il s’opère par la pratique effective des lieux dans toutes leurs dimensions matérielles, corporelles et symboliques (STOCK, 2015). « Faire l'espace et faire avec l'espace sont des expressions qui signifient les multiples manières de constituer l'espace en problème, en enjeu, en ressource, tant du point de vue symbolique que du matériel, et quelles que soient les "techniques corporelles" [Mauss, 1950] utilisées... » (STOCK, 2015, p.430)[3] . Le concept de réhabiter caractérise de manière générale une pratique réflexive d'évaluation et de réorganisation matérielle des milieux de vie, alimentée par la prise de conscience sensible des interdépendances écologiques et sociales qui les façonnent. 

 

Considérations finales

Soyons de l'eau, dans la matière et dans l'esprit, dans notre mouvement et notre capacité à changer de cap, sinon nous serons perdus.

Ailton Krenak

 

La réflexion sur l’espace où se jouent les apprentissages, accompagne depuis longtemps les débats sur l’éducation. De l’école envisagée comme lieu clos où une forme d’ascèse monacale règle les horaires et les comportements, jusqu’aux expérimentations pédagogiques de l’éducation nouvelle qui ont revendiqué son ouverture sur le monde extérieur et le rôle formateur des espaces de la vie quotidienne ainsi que de la nature, la question du milieu éducatif apparait comme une préoccupation majeure, inspirant des réformes et participant du renouvellement des institutions.  Le terme de « vie scolaire » qui fait partie des éléments de vocabulaire de l’école contemporaine évoque non seulement l’environnement dans lequel s’inscrivent les activités d’apprentissage des élèves mais semble aussi mettre en avant le milieu scolaire comme espace de vie. Pourtant l’expérience sensible, individuelle et collective, y a peu de place et s’efface au profit de la mise en place de procédures qui encadrent la manifestation et l’expression des individus en fonction d’objectifs pédagogiques. Or, l'avènement critique qui marque la rencontre de l'histoire naturelle et de l'histoire sociale, sous la menace de la dégradation des conditions de vie sur la planète, impose de repenser d'urgence le rôle de l'éducation des nouvelles générations dans leur rapport au milieu et à l'altérité. Pour ce faire, la relance des discussions sur le milieu scolaire joue un rôle central. Comme nous l'avons vu, l'approche mésologique offre des pistes à explorer pour penser le milieu éducatif en nouveaux termes. Le moi mésologique s'avère être une clé conceptuelle capable de favoriser le mouvement de ré-habiter l'école en tant qu'institution de liens.

Pour relever les défis liés à l'importante tâche d'éduquer dans l'Anthropocène, repenser le milieu scolaire à la lumière de la mésologie semble être une voie prometteuse, dont cet article a cherché à esquisser les bases conceptuelles fondamentales. Si la mésologie permet de comprendre à nouveaux frais ce qu'est un milieu, la permaculture (HOLMGREN, 2017 ; MOLLISON, SLAY, 1991) étudie les conditions nécessaires à son développement durable et résilient, ainsi que les méthodes et principes capables d'en assurer l'entretien. La permaculture repose sur la compréhension en profondeur des caractéristiques et des comportements du milieu pour introduire graduellement des changements qui vont créer de nouvelles relations entre ses éléments et les intégrer harmonieusement afin qu’ils se soutiennent les uns les autres. L’idée de permaculture humaine repose sur la transposition de la théorie et des pratiques permaculturelles dans le cadre de la vie sociale. En permaculture les écosystèmes sont conçus comme capables de s'autoréguler et de s'auto-organiser tout en étant toujours instables en raison de la variété et l'hétérogénéité de leurs composantes. La permaculture humaine met en valeur le principe de l’auto-organisation et de l’auto-régulation possible dans le cadre de la vie collective. La permaculture se définit fondamentalement contre une approche de l’agriculture qui comprend son rapport au milieu comme une lutte contre ce qui vient s’opposer à sa finalité productiviste.  La permaculture s’efforce au contraire « de travailler avec et non contre la nature. Il s’agit d’observations prolongées et consciencieuses, plutôt que de travail prolongé et inconscient ; et de regarder les plantes et les animaux dans toutes leurs fonctions, plutôt que de traiter un site comme un système à production unique » (Mollison, 1993, p. 1). Ce point de vue peut être transposé aux institutions éducatives qui, en se préoccupant avant tout de l'efficacité de l'enseignement et de l'apprentissage, limitent la perception des phénomènes qui se produisent dans leurs espaces. Poursuivre cette réflexion à la lumière de l'approche permaculturelle nous permettra de penser créativement les conditions d’un renouvelement de l’habiter au sein de l’institution scolaire.

Face aux incertitudes et aux ruptures de l'Anthropocène, ré-habiter les espaces éducatifs pour reconstituer l'école comme lieu anthropologique est un enjeu central en ce qui concerne les conditions de travail enseignant aujourd'hui. Une telle démarche nécessite la prise en compte des interdépendances qui constituent inextricablement la vulnérabilité et le pouvoir d'agir de tous les acteurs qui vivent et font vivre l'institution éducative. Elle requiert également le renouvelement de la capacité qu’ont ces acteurs à réécrire un récit commun avec le milieu, en dépassant le clivage sujet/milieu qui a rendu les êtres humains insensibles aux espaces et aux formes de vie dans lesquels, par lesquels et avec lesquels ils existent. Comment est-il possible de recréer l'école comme un monde de vie ? Comment réinvestir de subjectivité un espace scolaire érigé en non-lieu ? De quelle manière le moi mésologique peut-il participer à une re-signification des environnements institutionnels dédiés à l'apprentissage ? Comment l'éducateur peut-il être compris à nouveau comme un sujet en résonance avec le milieu éducatif – un sujet dans le double sens de sa soumission aux conditions de l'environnement, mais aussi de son pouvoir d'action et de subjectivation ? En quoi consiste le moi mésologique des éducateurs et des aprenants ? Sans prétendre épuiser ces questions, cet article indique des pistes de réflexion par le biais des outils théoriques qu'il systématise, et invite à poursuivre leur exploration.

L'espace scolaire peut être réinvesti comme une hétérotopie ; cependant, comme nous l'avons vu, sa re-signification comme institution du lien suppose de profondes transformations anthropologiques. Dans leur portée ontologique, ces transformations ne se limitent pas à la sphère cognitive, de sorte que les apprentissages scientifiques, s'ils ont leur place, sont largement insuffisants pour apporter des réponses à la hauteur du problème. En réalité, il s'agit de sensibiliser les acteurs de l'institution scolaire à habiter l'école comme un milieu, non pas au sens écologique, mais au sens mésologique, comme des êtres engagés dans la redécouverte de leur environnement par les sens, capables d'être touchés par l'expérience sensible d'exister dans le monde comme un maillage de relations. Il s'agit également d'engager tous ces acteurs dans la vision systémique et dans l'éthique du care qui sont au cœur de l'approche permaculturelle. Cependant, on ne saurait trop insister sur le fait que penser et théoriser cette conscience est différent de la ressentir, de la vivre et de l'incarner. Si les manières d'exister et de signifier l'existence humaine propagées à partir de l'Europe occidentale depuis la modernité ont aliéné l'être humain de la conscience mésologique de soi et du savoir-faire permettant d'habiter un milieu sans épuiser les conditions de vie qu'il offre, la rédécouverte expérientielle et sensible de cette conscience est l'une des formes que peut prendre le mouvement de restauration qui, comme l'enseigne la sagesse indigène traditionnelle, est une condition nécessaire à la continuité de la vie humaine. En ce sens, nous pouvons considérer, avec Krenak (2022), que le futur possible est ancestral.

 

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[1] Dans cet article, l'expression « ère de l'Anthropocène » désigne l'ère planétaire, tandis que le terme Anthropocène désigne le concept théorisé dans les sciences humaines, indépendamment de toute officialisation dans le domaine de la Géologie, en référence aux transformations systémiques de la Terre enclenchées par l'activité humaine.

[2] Le terme français mesologie, dans ce nouveau contexte disciplinaire, fait référence à l'allemand Umweltlehre et au japonais fûdogaku 風土学.

[3] Il convient de rappeler que cette perspective met en corrélation « se faire » et « se faire avec ». La mésologie montre que, phylogénétiquement et ontogénétiquement, « faire » notre environnement et « faire » nous-mêmes sont un seul et même processus.

 

 

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